Sur la côte Basque Espagnole, tout proche de Bilbao, existe un lieu dont la découverte ne laisse personne insensible. Niché dans une immense crique, un imposant monstre de béton, de fils électriques et d'acier dort depuis trente ans. Cette friche industrielle surprend d'abord par sa grandeur et son emplacement, dans une réserve naturelle et face à la mer. Immédiatement, je remarque le nombre incroyable de barrières, barbelés, et caméras de surveillance. Que renferme cette prison désaffectée ? Que veut-on oublier ici ? A l'entrée, l’inscription qui met en garde est sans équivoque : « Attention, aire interdite, sous vigilance électronique. Interdit d'entrer », le ton est donné.
Du haut de la route, le colosse gris semble regarder au large, figé, stoïque, protégé par une longue digue où viennent s'éclater les vagues énormes de l'océan. Je longe machinalement l'enceinte épidermique de l'édifice. Une succession d'escalade de murs et de passages au travers de grillages m'amène sur la digue, par laquelle je peux aisément descendre au pied du mystérieux squelette, encore plus impressionnant en contre-plongée. Toutes les entrées sont murées ; cependant quelques parties effondrées me permettent de constater la quantité de tuyaux et fils électriques qui m'indiquent l'ancienne haute technologie de l'usine. Partout, la nature a repris ses droits, rendant l'atmosphère encore plus oppressante, et la structure, « mort-vivante ». La rouille accomplit son travail agressif, et révèle le temps qui passe sur toutes les parties métalliques. Une fuite d'eau interrompt soudain le lourd silence, que seuls les bris de verres sous mes pas venaient jusqu’alors perturber. Je ne m'attarde pas sur mes prises de vues, pressé par je ne sais quel malaise qui me pousse instinctivement à regarder sans arrêt derrière moi. Ce lieu m'attire autant qu'il m'effraie, et je ne tarde pas à comprendre sa véritable utilité en découvrant les bassins de refroidissement qui devaient servir aux réacteurs. Les vagues s'engouffrent dans un système de galeries, sous la digue, reproduisant la respiration rauque d'un animal qui sommeille. Le nucléaire m’apparaît alors comme une chimère des temps modernes, une illusion du super-pouvoir humain à créer sans limite. Me voici dans l'unique centrale nucléaire du monde n'ayant jamais fonctionné, la centrale fantomatique de Lemoniz.
Aujourd'hui tombé dans l'oubli, ce vestige est un exemple prégnant de l'incapacité des hommes à construire une société équilibrée et durable. Érigée sous la dictature de Franco, sa construction fut stoppée en 1981 en raison de la forte pression de l'ETA locale perpétrant attentats, enlèvements et assassinats ; juste avant que ses deux énormes réacteurs puissent recevoir le moindre milligramme d'uranium. La suite de l'histoire tient en un mot : l'abandon. Le propriétaire des lieux, Iberdrola, l'EDF Espagnol, n’accorde plus de droit de visite depuis des décennies, de quoi susciter ma curiosité...
Je photographie à la volée, en pensant à revenir sur mes pas. En remontant vers la route, j'entends soudain le 4*4 des gardiens de sécurité que le gouvernement paie pour surveiller la bête nucléaire, pourtant inoffensive. Ils foncent sur le parking abandonné aux herbes, ils me cherchent, sûrement. Que veut-on protéger ici ? Quelle sorte de conscience cache t-on derrière ces murs gris ?